Comme la plupart, je fus attiré dés mes dix ans par l’iconostase de puissance, de pouvoir, de force, voire d’invincibilité que conférait dans nos jeunes esprits l’art martial asiatique, et plus particulièrement, le karaté. Je le fus d’autant plus que pendant de trop longues années, je demeurai  un garçonnet, puis un adolescent arrogant, vindicatif et bagarreur.  La perspective  de l’apprentissage d’une technique radicale de combat s’érigea  alors  en une  compulsive quête de ce Graal, lequel, une fois rencontré puis, assimilé ,  provoquerait la crainte et l’admiration chez autrui,  m‘assurerait  respect et reconnaissance, considérations dont je ne bénéficiais guère au sein de mon microcosme familial.  Ce n’est que vers mes vingt ans, à l’occasion de mon éloignement géographique dans le cadre de mes études, que sur ma propre initiative, il me fut enfin possible d’aborder mes premiers cours.  Jusque là, mes parents s’’étaient en effet de tout temps opposés à ce que j’aborde ce type d’apprentissage, de crainte d’ultérieurement devoir assumer de plus graves conséquences découlant de bagarres violentes  dont j’avais déjà, à maintes reprises, été l’instigateur. L’étendue de mon petit chantier personnel  s’avérait en fait, imposant.

Au début des années soixante dix, mon crédo imaginaire, tel une doctrine  profondément encastrée en moi, englobait, outre sa réputation d’efficience radicale, la sacro sainte image de la ceinture noire, symbole de cette invincibilité,  adoubement   suprême octroyé  par un maître omniscient  dont tous les comportements ne pouvaient qu’être empreints de la plus immaculée des perfections  en toutes circonstances. J’avais également comme image celle d’un guerrier aux mains d’acier, susceptible de transpercer, trancher, ou défoncer tous ceux  qui oseraient  s’opposer  à ma marche en avant. Elle incluait également la perspective de l’acceptation de la conduite d’une existence fruste, voire monacale, dédiée à un frénétique entrainement  quotidien ne laissant rien au hasard, au cours duquel,  tel un  flagellant, j’aurais accepté  sous la direction de ce maître, toutes les plus dures de ses exigences,  sans concessions pour moi-même.  A force  d’opiniâtreté, j’escomptais, avant même d’avoir commencé, sur le fait que ces efforts me conduiraient forcément  vers les  voies de l’excellence pugilistiques à laquelle je m’étais déjà maintes fois targué d’appartenir.  J’étais à l’époque, ainsi disposé à embarquer comme manœuvre sur le premier navire en partance de n’importe où à destination de Tokyo et ainsi me lancer  à l’aventure, à la recherche  de ce maître, et de l’absolu qu’il conférait. Je n’eus jamais le courage de passer à l’acte

 Le chemin, que l’on nomme aussi  la voie allait se charger de démystifier toutes ces contre vérités. Car j’eus tôt fait de réaliser que la pratique ne devait, ne pouvait en aucun cas s’inscrire dans le monde virtuel où l’avait confiné mon déficit d’expérience de la vie. Qu’il convenait au contraire de vivre cet apprentissage, puis  gérer la transmission de tels acquis  avec, par, et pour les autres, afin de   naturellement aboutir vers l’ouverture d’une spiritualité adaptée empreinte de celles des valeurs du Budo et du Wushu, selon une recherche d’adaptabilité  à notre à notre vingt unième siècle occidental.

En tant qu’élève, avant de devenir adepte, le tout premier apport de l’art martial fut celui  de l’acquisition d’un corps robuste, souple, résistant et endurant, durablement forgé  grâce à la répétitivité en fréquence, intensité, et durée  des exercices préparatoires destinés à développer tous les groupes musculaires et tendineux . Le second apport s’agrégea  de lui même selon des mutations qui bouleversèrent mon psychisme, tant la rigueur dans l’entrainement infusa progressivement tous les actes connexes de ma vie, selon l’installation d’une claire conscience  en vue d ‘une progression affirmée,  des efforts et les sacrifices à assurer en termes d’orientation, de  qualité et de quantité  devant se substituer à la quotidienne et détestable manie de procrastination en toutes choses, que j’avais fait mienne toutes ces années  . Grace à la superposition de ces deux améliorations  aux acquis purement techniques de l’art martial,  le troisième  fut celui d’une capacité pugilistique dont j’allais toutefois, au fur et à mesure de mon avancée sur la voie, mesurer toute la relativité contextuelle .Mais l’opiniâtreté apposée à la répétitivité de ma gestuelle m’avait en quelque sorte également structuré l’esprit. « Cent jours pour comprendre, milles jours pour apprendre, dix milles jours pour polir ».

Les aléas de mon parcours me permirent successivement de m’investir de 1970 à 2009, au sein de quatre école japonaises différentes, dont la dernière à partir de 1986, m’ouvrit de nouveaux horizons grâce à ses apports de  la dimension énergétique sinisante, où le qi gong, le yang sheng et une longue forme de tai chi chuan constituaient le substrat des autres  pratiques dynamiques. Il m’a ainsi été possible, d’un extrême à l’autre de la palette technique,  d’accumuler diverses  expériences comme  la compétition, ses règles restrictives, son arbitrage interprétatif l’éloignant résolument de la réalité d’une rixe urbaine, l’apprentissage de moult katas, les pousse mains ; la posture, et, selon  diverses  sensations, allant de la contraction au relâchement, à la plénitude énergétique, au ralenti favorisant le ressenti,  au travers de séances qui, pour ce qui est des premières nommées, inclurent un notoire excès quant à leur   fréquence,  durée, et intensité. Dans les années soixante- dix, le brevet d’état de karaté n’existait en effet pas encore en tant que tel, puisque cette discipline était régie par la FFJDA.  Les premiers à être attribués le furent sur recommandation à certains adeptes techniques reconnus, dont mes enseignants,  lesquels  ne possédaient pas pour autant les notions nécessaires pour la conduite d’un cours, trop souvent dirigé, pour se donner bonne conscience,  selon un principe de défonce physique. Etait ainsi, occulté l’indispensable échauffement progressif des groupes musculaires  sollicités pour l’étude d’une  technique spécifique, la récupération active, ou passive, le retour au calme en fin de séances, que nous terminions parfois sous  une fréquence cardiaque excessive .  Mon apprentissage échoua ainsi naturellement, à partir de 2010 dans  une école d’obédience traditionnelle résolument chinoise. Ses intactes valeurs pré- révolution dite « culturelle » incluaient non seulement une dimension cognitive des principaux méridiens et points  vitaux du corps énergétique, mais exigeaient le ressenti de la conduite de l’énergie, de la  notion de verticalité et de globalité propres à structurer depuis l’intérieur,  l’architecture interne d’ une posture, d’ un déplacement, d’ une frappe, une esquive, une explosion de force à partir du vide  . Le karaté dur et contracté auquel j’avais adhéré à mes débuts s’était considérablement altéré grâce à l’apport de ses sources chinoises. Mon corps me donna l’impression d’être devenu un subtil instrument de musique  dont  je pouvais à loisir faire vibrer les cordes selon des harmoniques corporelles roboratives.

J’avais constitué, de  par ces acquis, un savoir- faire nouveau débordant largement du simple domaine technique de mes débuts, en cela que le principe de relation corps esprit dont les pratiques sinisantes étaient empreintes, avait incontestablement infusé mon comportement en dehors des tatamis, , me rendant moins abrupt , pour ne pas dire meilleur dans mes relations avec autrui.

C’est ainsi qu’il m’apparut que le calme en toutes circonstances, prévalait sur toute autre attitude quelle que soient l’intensité de l’agression  dont j’estimai être la victime. Que la courtoisie et la réserve envers tous et toutes, une fois que je sus dégraisser ma pensée de tout  jugement ou poncif arbitraire visant à priori les autres, me  permettait de plus vite les appréhender, les comprendre, et en fin de compte, davantage et plus vite les  accepter pour mieux composer avec eux. Au même titre , les arts martiaux m’avait ainsi enseigné à ne sous- estimer ni surestimer quelque adversaire que cela soit .Que la vitesse ne consistait plus uniquement à exécuter rapidement des techniques ou apposer avec précipitation des décisions éjaculatoires à des situations tendues, s’avérant le plus souvent  erratiques,  erronées en tout cas  inadaptées.   Au contraire j’avais appris, grâce au stress généré par le combat, à anticiper en intégrant tous les tenants et les aboutissants d’une situation, de manière à toujours avoir un temps d’avance pour apposer la bonne technique ou prendre ce qui ne pouvait être que la bonne décision, celle gagnante ! «  Savoir gagner avant de frapper » . Que la force était une qualité qui n’était pas uniquement produite par une intervention  musculaire, mais était avant tout et surtout l’expression d’un « état d’esprit » constitué par un cocktail profond de détermination, d’opiniâtreté, d’assurance et d’aplomb. La pratique régulière de longues plages de travail postural y avaient plus que largement contribué.

 La progressive installation dans mon comportement de ces    quatre qualités majeures de la sagesse orientale se compléta harmonieusement par un recul également étagé des quatre défauts majeurs que chacun de nous porte insidieusement en lui. Le doute en mes capacités intrinsèques, acquises ou innées,  quelle qu’elles soient, n’entravait plus la foi que je plaçai désormais  dans  l’émission des mots que j’employais, des propos que je tenais, des attitudes, des positions que je fus amené à prendre, des choix que je fus amené  à effectuer. L’indécision fit place à une capacité spontanée d’engagement dictée par  l’immanence du danger lors d ‘un combat, comme  lors de la brusque réduction de la distance de sécurité. La surprise, plus que généralement mauvaise, petit à petit, n’empoisonna plus ma vie, jusqu’à l’inclusion de cette pratique martiale.  Essentiellement due à des approximations, à la  procrastination, ou l’à peu près, le plus souvent de  dernière minute, elle m’enseigna lors des combats la nécessité de m’organiser en me préparant physiquement, mentalement et tactiquement. Je m’efforçai ainsi, par réaction, à vivre avec une montre, un agenda, une solide connaissance de mes dossiers et du marché dans lequel j’évoluai professionnellement jusqu’en 1995, composé de partenaires et de concurrents. La peur, mère de toutes faiblesses, et de toutes les incompétences recula tant en moi, que disparurent de mon comportement toutes les attitudes,  les intonations, les mots occasionnés malgré moi par  la crainte de ne pas savoir, de ne pas pouvoir, de ne pas être à la hauteur d ‘une situation, conflictuelle, ou pas. J’acquis ainsi un savoir- faire qui muta en savoir être en terme de maîtrise de soi. J’étais en capacité de relativiser tout évènement, ceci contribuant à  me socialiser, tout en conservant mes gouts et mes convictions, mais en prenant en compte, puis, respectant enfin tout type d’altérité.

En tant qu’enseignant, la pratique de l’art martial n’a fait que conforter ce savoir- faire en transposant, en direction de ceux qui voulurent bien demeurer mes élèves, cette exigence que j’étais parvenu à apposer à moi-même. Ma professionnalisation à la fin des années quatre- vingt dix amena l’acquisition de savoirs non plus empiriques mais résolument structurés, car devant être sanctionnés par l’examen de brevet d’état. Ces nouveaux acquis  relevaient des domaines anatomiques, physiologiques, biomécaniques, pédagogiques et même administratifs. Les centaines d’heures de cours que je dirigeai de 1993 à aujourd’hui,  touchant des disciplines différentes mais complémentaires forgèrent ainsi en moi une perceptivité des objectifs et des limites de chacun des élèves venus frapper à ma porte. Le savoir-faire faire que je fus ainsi en mesure  de déployer tout au long de ces années m’apporta la plus intense des satisfactions, en cela qu’il me fut possible de former trente- trois ceintures noires du premier au quatrième dan. Une quinzaine d’entre eux transmettent à leur tour au sein de mon dojo ou ailleurs ce savoir- faire faire et le savoir- faire être qui en découle naturellement. Quelques- uns, dont un de mes fils,  fort heureusement, iront plus haut et plus loin que moi.

L’art martial et son apport en tant que savoir- faire et savoir-être m’a amené en 1995 à bâtir un module de formation adopté par quelques entreprises et par de nombreuses écoles de commerce. Son principe consistait, sur la base d’un parallèle didactique entre l’efficience du guerrier pacifique et celle du manager en entreprise, à proposer aux participants des palliatifs adaptés, après une séance maïeutique mettant en évidence  la situation de blocage sclérosant le travail d’équipe. Il s’agissait d’ exercices énergétiques correspondants  à certaines situations propres au monde du travail, composés de postures, de respirations profondes, de tests de stabilité, d’ancrage, de force globale détendue prévalant sur une force musculaire partielle, d’esprit positif, d’ateliers de poussées des mains , tous  propres à contribuer à gérer les conflits personnels et collectifs infusés par un  stress de longue date, cristallisé entre les  membres de la même unité de production.  Fatigué par les voyages et le très suffisant  microcosme du développement personnel, j’ai choisi dès 2000, à l’orée de la cinquantaine, de ne plus me consacrer qu’à l’essor de mon dojo, de mes élèves, dans mon village.

L’art martial a volé à mon secours, lors de ces cinq dernières années, m’assistant avec la plus grande efficacité dans mon permanent et pérenne combat contre la maladie.  J’avais de tout temps  imaginé devoir un jour me défendre contre un ou plusieurs opposants humains, dans une ruelle sombre, ou dans un parking. L’adversité envoyée par le  destin s’est présentée sous une forme pathogène que je n’attendais pas, à laquelle il m’a bien fallu m’adapter.  Les valeurs contenues dans la pratique martiale et son substrat méditatif m’ont permis d’accéder à un niveau suffisant de spiritualité propre à me permettre de prendre le recul nécessaire pour accepter les probables ravages annoncés ,  sans toutefois modifier  mon mode de vie ni renier mon crédo. Mon entrainement personnel quotidien est mon crédo…..Quand l’ennemi, ce mal,  me laisse monter sur le ring….

L’art martial m’a également apporté la lénifiante sensation du plus suprême des acquis, celui selon lequel il m’aura été donné d’apporter quelque chose de durable aux autres. Car je n’ai jamais ressenti dans l’impitoyable domaine des affaires dites de «  haut niveau » où je dus sévir  jusqu’en 1995,  ce moment de profonde jubilation consistant à voir un élève ayant débuté sous ma férule,  diriger une cours selon les notions techniques, pédagogiques et surtout humaines  instillées par mes soins. En effet, que sont devenus les contrats, les affaires, les bénéfices financiers, les pharaoniques sommes d’argent  que j’ai manipulées au cours de cette précédente  vie ? Que sont devenus ces collaborateurs patiemment formés si brusquement apostats,  les partenaires, les clients choyés, tous  ceux avec lesquels j’ai durement traité ? Que reste-t-il de ces agitations stériles ? M’ont elles amené à apporter quoi que cela soit de durable à qui que cela soit ?

L’art martial, empreint des valeurs de la chevalerie médiévale connexes à celles du Budo et du Wushu , lui, m’a permis d’accéder à cet état d’accomplissement . Ne sommes- nous pas tous qu’une éphémère et dérisoire  comète  dans un ciel sombre, désireuse lors de sa trop brève trajectoire d’apposer à sa trainée caudale,  la plus intense des brillances possibles ? Dans la pratique de l’art martial,  il apparait que l’objectif le plus important n’est finalement pas celui consistant à atteindre à tout prix le sommet de la montagne, mais bel et bien, la sureté et la justesse du pas par lequel on s’y dirige.  Ce que nous apprenons nous vient, selon un texte  ayurvédique, « pour un quart de nos maîtres, un quart de nos élevés, un quart de nous-mêmes, enfin d’un quart des Dieux », probablement ceux siégeant la haut, sur cette même montagne.

Jean-Claude Guillot

St Germain des champs, 2 Mai, puis,

St Priest au Mont d’or, 8 mai  2019


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